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Un mode de vie menacé par le réchauffement climatique

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Depuis des siècles, les Yörük vivent dans les montagnes escarpées du Taurus, dans le sud de la Turquie. Aux prémices de l’été, lorsque la végétation qui nourrit les troupeaux de boucs et de chèvres commence à sécher, les familles se déplacent vers les hauts plateaux herbeux et ne reviennent que juste avant les premières neiges pour cultiver les plaines qui longent la Méditerranée. Les Yörük vendent une partie de leur culture sur les marchés mais aussi du miel, du lait de chèvre, des fromages, du bétail et de splendides kilims en laine.

Aujourd’hui, une grande partie des Yörük se sont sédentarisés dans les villes le long de la Riviera turque où les hôtels de luxe et les eaux turquoise attirent les touristes, qui contribuent au développement régional. Mehmet Bodur fait partie de ces Yörük sédentarisés. Pendant 25 ans il a travaillé comme mécanicien dans la ville de Manavgat. Mais en 2004, il s’est installé avec sa femme, Gulsen, et leurs deux fils dans le petit village de Bucakşeyhler, sur les contreforts des monts Taurus au milieu de forêts odorantes de pins et de cèdres, à une demi-heure de route de la côte, et pourtant au bout du monde.

Les Rotariens de Turquie se sont mobilisés pour aider les victimes des tremblements de terre de février.

Ils y ont construit une maison en bois avec un petit garage de mécanique automobile sur un terrain que Mehmet a hérité de son père. Ils ont aussi planté des avocatiers et, comme leurs aînés, acheté quelques chèvres. À l’époque, ils vendaient le lait et les avocats au bazar deux fois par semaine pour compléter leur modeste pension. À l’été 2021, ils misent toutes leurs économies sur l’achat de centaines de poulets pour développer leur micro-entreprise. La famille s’apprête à célébrer le mariage de leur fils cadet Can dans un restaurant qui borde la rivière. 

« La vie était belle. Mais l’incendie a tout gâché », raconte Gulsen avec nostalgie, devant l’emplacement où se trouvait sa maison.

L’été 2021 est alors le plus chaud jamais enregistré en Europe, avec un record de 48° en Sicile. Sur les côtes méditerranéennes, la végétation desséchée aggrave les risques d’incendie - des conditions qui, selon les chercheurs, sont à la fois plus fréquentes et plus extrêmes en raison du changement climatique. Cet été-là, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, l’Algérie et la Turquie sont ravagées par les feux. Le 28 juillet, l’incendie qui se déclare près de Manavgat se propage rapidement dans les villages et les montagnes alentours, nourri par des vents violents. Il s’agit de la pire saison de feux de forêt jamais enregistrée en Turquie.

Des jours durant, les pompiers et les habitants luttent contre plus de 200 incendies qui embrasent les forêts, obscurcissent le ciel, détruisent les habitations et déciment le bétail. Avec des températures avoisinant les 38°, l’eau qui sort des tuyaux semble s’évaporer instantanément. Des milliers d’habitants et de touristes sont évacués, souvent par la mer. Sur les plages épargnées, on assiste à des scènes surréalistes de baigneurs qui observent atterrés l’horizon en feu. Une fois la fumée dissipée, on dénombre neuf morts, des centaines de maisons et autres structures détruites et des milliers de têtes de bétail tués. Plus de 1 200 kilomètres carrés de forêts de pins sont partis en fumée. Le district de Manavgat a été le plus touché.

Août 2021. Un pompier lutte contre un incendie à la périphérie de la ville de Marmaris, dans le sud-ouest de la Turquie. La pire saison de feux de forêt jamais enregistrée en Turquie.

Photo : Erdem Sahin/EPA-EFE/Shutterstock

Dans les villages, le feu a surpris les habitants dans leur sommeil. À 5 heures du matin, Gulsen, âgée d’une soixantaine d’années, dormait péniblement dans la chaleur suffocante. Son fils aîné avait opté pour le balcon, incapable de supporter la chaleur à l’intérieur de la maison. C’est lui qui a réveillé la famille et les a fait sortir précipitamment.

« Nous étions en pyjama. Nous nous sommes vite changés avant de sortir. Nous ne pensions pas que nous allions tout perdre », se souvient Gulsen, la voix brisée.  Dehors, ils ont vu les flammes consumer les arbres. Le feu brûlait avec une telle violence que les pommes de pin volaient « comme des balles », raconte-t-elle. « J’ai juste eu le temps d’enfouir trois poulets dans un sac (ils n’ont pas survécu) ». Puis ils se sont engouffrés dans leur voiture et ont quitté le village, bravant la fumée et les flammes, en direction de Manavgat. De l’autre côté du bourg, une soixantaine d’autres familles faisaient face à la même horreur, aux mêmes décisions dramatiques et à la perspective que cette catastrophe leur prenne bien plus que leurs moyens de subsistance.

Les conséquences du changement climatique ne se mesurent pas qu’en termes économiques ou physiques ; il met aussi en péril des modes de vie et des cultures centenaires. Cela est particulièrement vrai pour les populations autochtones qui vivent en lien étroit avec leur environnement naturel, qu’il s’agisse des Sami, éleveurs de rennes en Finlande, en Norvège et en Suède, qui subissent le déclin des sources de nourriture pour leurs animaux, ou des populations de l’Himalaya où la fonte des glaciers perturbe le flux saisonnier de l’eau dont ils dépendent. En Turquie, les Rotary clubs qui participaient à de travaux de reconstruction après les incendies de 2021 ont compris que toute réponse à un sinistre devait, au-delà de la satisfaction des besoins immédiats et de la restauration des moyens de subsistance, également intégrer la préservation de la culture et de l’identité des populations. Pour aider les villageois à répondre à l’ensemble de leurs besoins, les membres de dizaines de clubs et districts turcs, appuyés par la Fondation Rotary, ont monté une extraordinaire campagne.

Au lendemain de la catastrophe, Kemal Ketrez, alors gouverneur du district 2430 qui couvre plusieurs zones de la côte méditerranéenne turque, se souvient avoir envoyé à son groupe WhatsApp de présidents de club un appel à l’action. Le district a coordonné l’achat d’articles inscrits sur la liste publiée par l’agence turque de lutte contre les catastrophes : crèmes contre les brûlures, chemises, bottes, bouteilles d’eau, chaussettes ou encore tentes pour les pompiers. Kemal a ouvert un compte bancaire pour recevoir les dons venant de tout le district. Ils ont fourni des tronçonneuses et un générateur aux sapeurs-pompiers et collecté des fournitures scolaires pour les enfants, des appareils électroménagers, des vêtements et des articles ménagers pour les habitants.

Plusieurs semaines après les incendies, le constat tiré par les clubs pointait le long travail de reconstruction à long terme qu’il restait à mener, notamment pour les villages isolés. Altan Arslan, membre du club d’Ankara-Kizilay et ancien gouverneur de district, décide de monter une campagne d’envergure avec le soutien de la Fondation Rotary. Il nomme deux membres du Rotary club d’Alanya - Murat Sidar et Ayhan Gedikoğlu - à la commission Secours en cas de catastrophe. L’évaluation des besoins qu’ils mènent montre que les villageois veulent en priorité remplacer le bétail (chèvres et poulets) et les abeilles décimés par les incendies.

  1. Gulsen Bodur nourrit les chèvres qu’elle a reçues grâce au Rotary : « J’espère qu’elles auront bientôt beaucoup de petits et qu’elles m’apporteront un revenu supplémentaire. »

    Photo : Faid Elgziry

  2. Le gouvernement construit une nouvelle maison pour Mehmet Bodur et sa famille. En attendant la fin des travaux, ils vivent dans une caravane.

    Photo : Faid Elgziry

Avec une subvention mondiale de la Fondation, en partie financée par les dons de 23 clubs et neuf districts, l’action a permis de recueillir près de 100 000 dollars et d’acheter des chèvres et des abeilles pour une centaine de familles des monts Taurus. Le club suédois de Lidingö Milles s’est engagé en tant que partenaire international. Des clubs et des districts danois, allemands et même coréens ont envoyé des dons. La première difficulté pour le club a été de trouver les chèvres. « Ce n’est pas facile de trouver 300 chèvres en même temps. Nous avons visité sept fermes. Mais nous sommes des hommes d’affaires et n’avions aucune expérience dans ce domaine », explique Altan.

Le 12 août, les incendies étaient enfin éteints. Ce jour-là, Mehmet et ses fils sont retournés au village. « Ils n’ont pas voulu que je les accompagne de peur que je me sente mal », raconte Gulsen, les cheveux tirés en arrière et couverts d’un foulard marron et blanc noué aux épaules. La famille constate qu’elle a perdu sa maison mais aussi ses moyens de subsistance. Le matériel stocké dans le garage, les animaux, le verger d'avocatiers : « Tout avait brûlé. Nous n’avions plus que les vêtements que nous portions », raconte-t-elle émue. 

Gulsen, qui porte un T-shirt bleu et un pantalon ample à pois, semble épuisée. Après l’incendie, la famille a été accueillie chez ses beaux-parents à Manavgat. Ils sont finalement retournés sur leurs terres il y a un an et demi et vivent dans une caravane fournie par le gouvernement pendant la durée des travaux de construction de leur maison. 

Le gouvernement turc a engagé un programme de construction de logements pour ceux qui avaient les capacités de rembourser un tiers du coût. Mais les délais de construction s’étalent sur plus d’un an et la famille n’avait aucun moyen de subsistance, jusqu’à l’aide des Rotary clubs. 

Gulsen passe devant le squelette d’un tracteur calciné et se dirige vers un enclos proche de la maison en béton en cours de construction. Elle ramasse de longues herbes vertes. La terre se régénère, mais il faudra 20 ans pour que les pins repoussent. Cinq jeunes chèvres de Damas, reconnaissables par leurs longs poils et oreilles, accourent vers elle. Gulsen leur jette les herbes par-dessus la clôture et sourit. Elle a reçu les chèvres au printemps dernier dans le cadre d’une action financée par une subvention mondiale.

Ces chèvres allaitent plus longtemps et produisent plus de lait que la race locale. Chacune peut rapporter environ 3 600 livres (près de 200 dollars) en lait par mois. En quelques années, six bêtes peuvent produire 30 têtes et donner à une famille les moyens de subvenir à ses besoins. « J’espère que les chèvres auront bientôt beaucoup de petits et qu’elles me donneront un revenu supplémentaire », conclut Gulsen en cette chaude journée d’octobre.

Pour identifier les familles les plus vulnérables, les membres du Rotary ont dû mener des recherches sur les permis d’élevage et les registres vétérinaires, et solliciter l’aide d’organismes agricoles. Ayfer Öz, président du Rotary club de Manavgat, explique que son club a fait face aux réticences de certaines victimes et bénéficiaires potentiels qui ont peur des escrocs. Dans les autres cas, les villageois avaient déjà trouvé du travail dans le secteur touristique, ou d’autres, trop affectés par la perte de leurs animaux, ne voulaient plus d’élevages ou se sentaient trop âgés pour tout recommencer.

Les Rotariens qui ont contacté ces familles se sont tous investis personnellement dans cette action.

  1. Seyma Ozturk dans le camp des hauts plateaux où elle vit avec son mari, Ali. Leur maison et leur verger ont été détruits par l’incendie.

    Photo : Faid Elgziry

  2. Ali Ozturk (deuxième à gauche) montre aux Rotariens (Ismail Toy, Kemal Ketrez, Ekrem Uyanık et Altan Arslan, de gauche à droite) les abeilles qu’il a reçues grâce à leur action.

    Photo : Faid Elgziry

Ersin Körhasanoğulları est ancien président du Rotary club d’Anamur, où les incendies qui ont balayé les hauts plateaux ont dévasté les ruches des apiculteurs Yörük. Ingénieur électricien, il dirige également une entreprise agricole familiale. Sa famille est également Yörük. « Mon arrière-grand-père se déplaçait avec ses ânes entre les basses terres et les hautes terres. Nous voulons que les Yörük restent chez eux, qu’ils conservent leur mode de vie traditionnel. Mais certains, notamment les jeunes, s’installent à Antalya où le secteur touristique les recrute. D’autres cultivent des fraises ou travaillent dans l’industrie de l’emballage. La culture Yörük s’éteint peu à peu », explique Ersin.

Ali Ozturk fait partie des apiculteurs qui luttent pour faire perdurer ces traditions. Il se trouvait dans la vallée de l’Eynif, sur les hauts plateaux, où il vit dans une tente avec sa femme durant la saison chaude, lorsque les Rotariens l’ont informé qu’ils pouvaient remplacer ses abeilles. « J’étais tellement heureux que j’ai failli pleurer », raconte-t-il. 

Sa maison et son verger situés à Salur, dans les montagnes, ont été brûlés. Comme beaucoup de Yörük semi-nomades, il ne possédait aucun titre de propriété, et le gouvernement a donc refusé de lui construire une maison et de lui fournir une caravane. Pour l’instant, ses enfants vivent avec sa mère dans le village de Yeniköy, près de Manavgat, et vont à l’école toute proche.

Ali est un homme trapu d’une trentaine d’années, au teint rougeâtre et aux cheveux grisonnants, qui parle avec douceur. Sur un vaste plateau des hautes terres, au milieu de pins touffus que le feu a épargnés, sont installées de longues rangées de ruches surélevées par une planche de bois posée sur des pierres. Le couvercle de neuf d’entre elles porte le logo du Rotary.

« Nous avions besoin de plus d’abeilles pour vendre du miel et fertiliser les amandes », explique-t-il. Ali a acheté et planté de nouveaux amandiers. Le revenu qu’il tire du miel lui permet de payer ses dépenses quotidiennes. Depuis l’incendie, l’élevage de chèvres est devenu plus coûteux, nous explique-t-il, et il a été contraint d’en vendre plusieurs. « Les branches et les buissons dont se nourrissaient les chèvres ont disparu, alors je dois les emmener en camion chez un berger qui s’occupe d’elles. Et pour compliquer la situation, les ours en quête de nourriture dans ce paysage meurtri volent parfois le miel des abeilles. Il reste pourtant optimiste. « Un jour, je retournerai dans ma ville natale de Salur », déclare-t-il avec conviction. 

La route qui descend des hautes terres depuis le camp d’Ozturk mène à une falaise qui surplombe une vallée. Le point de vue révèle l’ampleur des dégâts. Partout, des arbres morts se hissent, le tronc calciné, les branches dénudées. « Avant, ce n’était que des forêts vertes », explique Ekrem Uyanık, du Rotary club de Manavgat. Puis il pointe une maison au loin : « On ne pouvait même pas voir cette maison à cause de la hauteur des arbres. C’était des forêts à perte de vue, l’un des endroits les plus verts de Turquie. » Pourtant, on observe ici et là quelques signes d’espoir ; de jeunes pousses sortent de la terre brûlée. Et il arrive qu’on aperçoive des chevaux sauvages galopant sur les plateaux, comme dans un mirage.

L’été 2022 a été marqué par une nouvelle vague d’incendies mortels en Europe et sur le pourtour méditerranéen. Le Royaume-Uni a fait état de sécheresses dans plusieurs régions et certaines villes ont interdit l’arrosage des jardins. La France et l’Italie ont connu leur deuxième été le plus chaud depuis le début des relevés des températures, il y a plus d’un siècle. Les niveaux des grands fleuves d’Europe, comme le Danube et la Loire, ont également fortement baissé.

Le changement climatique a des effets qui dépassent la simple augmentation du risque d’incendie, comme la fonte des neiges qui est plus précoce, réduisant la quantité d’eau disponible durant l’été. En Turquie, la chaleur arrive chaque année plus tôt, obligeant les Yörük à migrer plus tôt vers les hauts plateaux et les enfants à quitter l’école. La lente régénération des massifs va priver les éleveurs de terres d’alpage pendant des décennies, les autorités voulant préserver ces zones de jeunes forêts jusqu’à leur maturité. Les abeilles, dont l’alimentation dépend des pins, subissent elles-aussi ce stress.

Yeter Tasbas fait du pain dans le village de Belenköy. Les six chèvres que sa famille a reçues du Rotary lui apportent réconfort et espoir. « J’aime serrer les chevreaux dans mes bras », dit-elle.

Photo : Faid Elgziry

Les vacanciers sont rapidement revenus et le tourisme a peu souffert des incendies, même dans les contreforts montagneux où s’étend le réservoir de Canyon vert très prisé des voyageurs. Les promenades en bateau et les restaurants de poissons ont recouvré leur niveau d’activité. Mais le tourisme n’apporte pas grand-chose aux Yörük et aux autres villageois.

Assise par terre devant une table basse en bois près d’un four en argile, Yeter Tasbas, 59 ans, étire des boules de pâte à l’aide d’un rouleau à pâtisserie long et fin. D’un geste gracieux, elle dépose dans le four un cercle fin comme du papier. Elle travaille avec trois voisines dans le village de Belenköy.

Il ne reste que des cendres de sa maison en bois, à la périphérie du village. La famille possédait aussi une grange pour ses quatre chèvres et 30 poulets. Aujourd’hui, la terre, rasée par les feux, est recouverte d’herbes desséchées. La famille n’a pas pu reconstruire en raison d’un différend avec les frères et sœurs de son mari, avec lesquels elle partage la propriété du terrain. « Nous avons construit la maison de nos mains. Nous avons tout perdu et reçu aucun soutien des frères et sœurs de mon mari. Tout ça est trop dur pour moi », raconte Yeter en pleurant.

Le Rotary leur a donné six chèvres, qui sont abritées dans la grange des voisins. En échange, Yeter s’occupe de leurs animaux. Ses chèvres lui apportent réconfort et espoir. « J’aime m’occuper d’elles et serrer les chevreaux dans mes bras », dit-elle. Elle espère que les revenus tirés du lait l’aideront à mieux nourrir sa famille, qui ne mange de la viande que pendant les fêtes grâce à la générosité des voisins, mais aussi à reconstruire la maison. Pour l’instant, cet espoir suffit à faire vivre la famille.

Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2023 du magazine Rotary.

Les membres du Rotary agissent pour secourir les victimes de catastrophes.